Les tiers-lieux, une solution au télétravail subi ?
Les périodes de déconfinement rappellent les salariés aux bureaux, parfois selon des formules hybrides, de façon un peu expérimentale. Un mélange entre télétravail et instauration du flex office a pour l’heure les faveurs des entreprises, qui optimisent par là même leur charge immobilière. Dans un flex office, personne n’a de bureau attitré : chacun s’installe, comme à la bibliothèque, là où il trouve de la place. Cette pratique déplaît à la majorité des salariés et se montre inadaptée au contexte sanitaire. Par Ingrid Nappi, ESSEC et Diane Le Luyer, ESSEC
L’avenir du bureau peut alors se chercher du côté des tiers-lieux, qui se posent comme une alternative aux déçus du télétravail. Répondant à des enjeux territoriaux, environnementaux et sociaux, ils suscitent l’intérêt des promoteurs immobiliers et des décideurs politiques.
Les sénateurs de la majorité ont d’ailleurs proposé en février dernier l’instauration d’un « ticket-bureau » susceptible d’accompagner l’essor de la fréquentation des tiers-lieux sous le parrainage des employeurs. Il s’agirait de reprendre le modèle du ticket-restaurant déjà en place.
Dans le cadre de sa troisième enquête « Mon bureau post-confinement », la Chaire Workplace Management de l’ESSEC Business School a enquêté sur les rapports recomposés aux espaces de travail à l’aune de l’expérience désormais bien plus répandue du télétravail, parfois subi, parfois souhaité.
Cette enquête sur les représentations liées à l’immobilier de bureau fait le point sur l’appréhension des tiers-lieux par les salariés selon les facteurs sociologiques susceptibles d’influencer leur expérience.
Elle a été réalisée entre le 21 et le 30 avril 2021 en ligne, auprès d’un échantillon de 1868 employés et utilisateurs de bureaux. Parmi eux, 58 % de femmes et 42 % d’hommes, âgés en moyenne de 39 ans. 75 % appartiennent à la génération Y (nés entre 1984 et 1996).
Quel bureau idéal ?
Interrogée sur sa vision d’un bureau idéal et adapté à ses besoins post-confinement, une très nette majorité (près de 80 %) de l’échantillon s’accorde sur une préférence pour le bureau attitré, qu’il soit fermé (63 %) ou en open space (16 %). Les espaces de travail non attribués ne reçoivent, eux, que 9 % des suffrages, autant que le télétravail exclusif à domicile.
Comme pour ce qui est du vécu du télétravail, des distinctions apparaissent cependant entre individus selon leur âge ou leur position hiérarchique. Alors que le bureau fermé séduit plus de la moitié de l’échantillon et accorde toutes catégories sociales, les avis divergent sur les autres espaces de travail.
Leur appétence relative pour le coworking souligne que ce n’est pas tant la fréquentation du bureau en tant que telle, que l’émulation et la concentration qu’on y trouve auprès d’éventuels collègues ou partenaires de travail qui les motive à retrouver des conditions matérielles plus encadrées.
Cela est confirmé d’ailleurs par leur réponse à la question suivante : « selon vous, quel sera l’intérêt principal de retourner au bureau dans le monde post-Covid-19 ? ». À cette question, les plus jeunes choisissent davantage que la moyenne les arguments de la concentration (15 %) et de la créativité (12 %), arguments qu’il attribuent également aux tiers-lieux.
La grande majorité de l’échantillon, toutes tranches d’âge confondues, sélectionne en premier lieu l’argument de la sociabilité : « c’est un lieu de rencontre, d’échange, de convivialité avec les collègues », ce qui marque, loin d’un engouement supposément massif pour le télétravail, l’expression d’un manque de tissu social associé à l’espace de travail.
Le télétravail, de moins en moins populaire
En 2020, les premières semaines de confinement ont donné lieu à des spéculations sur l’avenir radieux du télétravail, sur la solution miracle que représenterait le flex office, ou encore sur la mort prédite du bureau traditionnel.
Aujourd’hui, la tendance que l’on mesure s’avère défavorable aux alternatives les plus impersonnelles et favorable au bureau fermé et attribué. La popularité du télétravail chute fortement et passe en dessous des 10 %, alors qu’elle avoisinait les 25 % lors du premier confinement.
L’alternative du coworking reste de son côté très peu envisagée par les répondants de cette enquête et ne dépasse jamais 5 %. Très peu d’entre eux déclarent toutefois avoir expérimenté cette solution auparavant (1,4 % de l’échantillon). 30 % de ceux qui l’ont testée la désignent comme idéale, ce qui en fait, à leurs yeux, le meilleur type d’espace de travail, devant tous les autres. Cette portion de l’échantillon reste principalement composée d’indépendants et de prestataires ou de cadres.
Pourtant, entre le domicile et le lieu de travail, le tiers-lieu se place en contrepoids de la relocalisation domestique du travail qu’ont occasionnée les épisodes de confinements. Les réticences et les motivations exprimées à l’égard de ce type de lieux trouvent un écho dans les expériences positives et négatives que cette année de confinements a permis d’acquérir.
Entre la créativité qu’y trouveraient les plus jeunes, l’espace qu’y trouveraient les moins bien logés, les ressources matérielles et numériques qu’y trouveraient les plus âgés, et la proximité qu’il permettrait, le tiers-lieu est en mesure de s’intégrer pleinement aux habitudes des travailleurs, quelle que soit leur profession. Encore faut-il qu’il prenne la forme adaptée aux publics qu’il vise.
Nécessaire démocratisation
À l’heure actuelle, si les tiers-lieux restent méconnus et si peu investis par les employés, c’est probablement en raison de l’homogénéité sociologique qui y est associée et qui s’avère même performative, comme le montre l’enquête. Les tiers-lieux ont pris principalement la forme d’espaces de coworking concernant dans un premier temps les indépendants, les autoentrepreneurs ou les start-up, et dans un second temps les salariés des entreprises du numérique.
La méconnaissance de ce paysage ralentit son expansion. L’appellation recoupe en effet plusieurs réalités et ne se résume plus à l’espace de coworking, s’adressant à une cible jeune, créative, free-lance et urbaine. Aujourd’hui, la constellation des formes que prennent les tiers-lieux répond à des besoins identifiés et distincts, tant en termes de métiers que de réalités sociales.
Pour se déployer dans les meilleurs termes, la solution du tiers-lieu doit être plébiscitée notamment par les salariés et donc se démocratiser. Il faudra pour cela qu’elle dépasse l’image dominante du coworking et révèle ses autres facettes. À cette fin, elle devra d’une part faire l’objet d’une campagne de familiarisation auprès des publics visés, et d’autre part s’adapter à la diversité de ce public et à la diversité de ses attentes.
Une journée en tiers-lieu
Puisque les modes d’organisation du travail deviennent mixtes, nous proposions par ailleurs aux enquêtés d’établir la répartition d’une semaine idéale selon eux, en choisissant la distribution de leurs jours de travail sur un éventail de trois lieux (domicile, bureau, tiers-lieu). Les résultats obtenus confirment un besoin d’équilibre entre les formes de bureaux et les vertus professionnelles qui leur sont prêtées.
Toutes catégories confondues, les répondants à l’enquête optent majoritairement pour une partition relativement équilibrée entre travail au bureau (plus de 2 jours et demi) et travail à domicile (2 jours), additionnée d’environ une demi-journée en tiers-lieu.
Quelques variations apparaissent néanmoins selon les catégories d’âge. Les plus jeunes, par exemple, accorderaient dans l’idéal une place bien plus importante à la fréquentation d’un tiers-lieu, presque une journée complète hebdomadaire en moyenne. Si la fréquentation des tiers-lieux aurait tendance à décroître avec l’âge, celle des bureaux suit une direction inverse.
Tiers-lieux et inégalités
Le prisme générationnel ne doit cependant pas faire oublier l’influence du facteur hiérarchique sur la perception de l’espace de travail. La position hiérarchique que l’on occupe dans une entreprise conditionne de façon inégale la propension de chacun à fréquenter de tels espaces de travail et à organiser sa semaine à sa convenance.
Il reste ainsi à l’entreprise d’assurer à ses salariés les meilleures conditions matérielles relatives à leurs espaces de travail et d’assumer sa responsabilité à les leur fournir quel que soit leur statut et leurs préférences. En effet, le déferrement aux salariés du choix de leur espace de travail – comme pourrait le proposer l’instauration d’un « ticket-bureau » – est susceptible d’occasionner un dégagement de l’entreprise de ses responsabilités matérielles, immobilières et sociales envers eux.
Aujourd’hui, ce sont les employés, les salariés les plus isolés et les moins autonomes qui manifestent le plus le souhait de retrouver un espace de travail délimité et attitré. Ils souhaitent y retrouver un lien social mis à mal par la crise sanitaire. C’est de leurs attentes qu’il faudra tenir compte dans la détermination des futures politiques d’organisation du travail.
Ingrid Nappi, Professeur, titulaire de la Chaire « Immobilier & Développement Durable » et de la Chaire « Workplace Management », ESSEC et Diane Le Luyer, Ingénieur de Recherche, Chaire Workplace Management, ESSEC
Lire l’article sur le site de la Fondation « Travailler autrement »