Interview de Maud Le Pladec, marraine du programme de mentorat féminin Affranchies!
Dans le cadre d’Affranchies!, premier programme de mentorat féminin dans le spectacle vivant en Région Centre-Val de Loire, piloté par Métiers Culture / la Fraca-Ma, Maud le Pladec, marraine de cette première édition, a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions. Au programme de cet échange : la place des femmes dans le milieu professionnel, notamment artistique et dans celui de la danse, les outils à mettre en place pour encourager les femmes à postuler à des postes à responsabilités, l’importance des programmes de mentorat féminin… cette rencontre a également permis de discuter du parcours de Maud Le Pladec, artiste, danseuse, chorégraphe, Directrice du Centre Chorégraphique National d’Orléans et militante.
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- Vous êtes marraine de la première édition du programme de mentorat Affranchies!. Pourquoi avoir accepté ce rôle ?
J’ai accepté ce rôle parce que c’est un super programme. Personnellement je ne connaissais pas d’initiative comme celle-ci, c’est la première fois. Je n’ai pas eu la chance d’en bénéficier dans mon parcours. J’ai été très honorée et à titre personnel et très égoïstement, je me suis dit que c’était bien. Tout ce que nous faisions au Centre Chorégraphique National d’Orléans (CCNO), pour valoriser la place des femmes, la visibilité de la création féminine, l’inclusion de toutes les identités de genre, fonctionne, puisque vous êtes venus à moi avec cette proposition. J’ai été très contente. Je ne savais pas exactement ce que voulait dire « marrainer » un programme comme celui-ci mais je le relie beaucoup avec ce que je fais au CCNO, avec l’équipe et dans les programmes que nous proposons. Je me suis dit que j’allais rencontrer, transmettre, apprendre… avoir une autre façon pour moi de continuer à creuser et à poursuivre le militantisme dans lequel je me suis engagée personnellement et professionnellement. Ce genre de programme permet aussi de créer des communautés non-mixtes, notamment pour les participantes mentorées et mentores. C’est très important pour que justement on s’affranchisse de toutes les normes, les postures, les situations dans lesquelles nous pouvons nous retrouver en tant que femme au quotidien, particulièrement dans le travail. Celles-ci nous empêchent parfois d’avoir une parole libre, de se sentir légitime etc. J’étais intéressée par participer à cette communauté qui était en train de se créer autour de ces sujets. Les femmes, au sens très large du terme, pas uniquement les femmes cisgenres mais toutes les personnes qui se sentent femmes, restent des communautés marginalisées et à ce titre développent une certaine forme de culture qui n’est pas la même que celle des hommes. Ces derniers sont en effet dans une société où ils ont une place plus importante. On pourrait dire que nous développons une sous-culture, une culture en marge. Comme toutes les formes de cultures minorées ou marginalisées, il est important que cette sous-culture se retrouve, qu’elle crée sa propre identité et qu’elle revendique ses propres façons de s’émanciper. Je trouvais qu’Affranchies! correspondait à tout cela et je me demandais comment cela opérait. Cependant comme toute forme de communauté, nous ne savons pas comment les choses vont se passer. Ce sont des processus qui dépendent de leurs membres, des échanges et de ce qui va s’en dégager. J’ai hâte de voir ce qui va en découler à l’issue de ces douze mois.
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- Vous êtes l’une des rares femmes à la tête d’un CCN en France. Comment vous sentez-vous face à cela ? Quels sont, selon vous, les freins que peuvent rencontrer les femmes pour accéder à ces postes ? Est-ce parce que les femmes n’osent pas se lancer ou parce que les femmes sont invisibilisées face à ces postes à responsabilités ?
Je me sens légitime. Je ne me perçois pas être une femme qui dirige un lieu, je me sens directrice. Mais quand on se retrouve lors de réunions entre directeur·rice·s de CCN, on se sent seule. Mais c’est systémique, structurel. Effectivement il y a une forme de non légitimité, un syndrome de l’imposteur. Parfois on ne se sent pas en capacité de le faire, on ne s’imagine pas pouvoir accéder à ces postes… mais c’est culturel, politique. Le système entretient ces pensées. Mais le système, c’est aussi jouer le jeu de la parité lorsqu’une short-list est créée et soutenir la promotion des femmes à la direction. C’est un double-mouvement. Récemment, j’ai lu un article sur le sujet, axé sur le monde de l’entreprise et qui parlait de la promotion des femmes dans ce monde. Le titre de cet article était « Pour une femme, accéder à de hautes responsabilités relève du 400m haie ». C’est exactement cela et plus particulièrement dans la danse, qui nous demande d’être fortes à plusieurs niveaux, notamment physiquement. On doit également se faire repérer en tant que danseuses, en tant que chorégraphes, en tant qu’artistes. C’est un vrai parcours du combattant. Et quand nous avons une vraie place en tant que danseuse, chorégraphe, artiste, dans un milieu où il y a beaucoup de femmes, paradoxalement cela augmente d’autant plus la compétitivité entre femmes. Cette compétitivité devient plus forte quand il s’agit d’accéder à des postes à hautes responsabilités parce qu’on est encore moins nombreuses. C’est comme si l’entonnoir se resserrait mais que le degré de compétitivité, les difficultés, sont de plus en plus fortes. Cela décourage. Pour les hommes on sent que c’est plus tranquille. Évidemment, ils sont aussi en concurrence. Ils ont des difficultés mais ce ne sont pas les mêmes que pour les femmes. On ne se sent pas légitimes et en plus c’est un parcours du combattant, donc c’est compliqué. Quand on arrive à ces postes, nous ne sommes jamais tranquilles. Il faut toujours travailler et démontrer nos compétences en permanence. C’est généralisé dans tous les métiers. Nous avons cette fausse croyance de penser que nous avons fait la bonne rencontre au bon moment, que nous avons eu de la chance, qu’il faut redoubler de travail, qu’il faut prouver en permanence que nous avons gagné ce poste, que ce n’est pas le fruit du hasard, ou le jeu de la parité. C’est super la parité, mais cela reste des quotas. Donc on s’imagine n’être que le fruit d’un quota et devoir prouver qu’on a mérité ce poste. C’est vraiment systémique. Puis le politique influe sur l’intime et le personnel. Tout cela est très entremêlé. Il faut défaire ces croyances, être conscient·e que c’est lié au système et pouvoir se détacher, croire en soi, avoir confiance…
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- Pour vous, que faudrait-il mettre en place pour faire changer cela ? Pensez-vous que les programmes de mentorat féminin peuvent aider à faire progresser?
Les programmes de mentorat, et notamment Affranchies!, sont vraiment importants. Affranchies! est un programme non-mixte et je pense que la question de la non-mixité est importante, même si elle fait beaucoup débat. Selon moi c’est dans ce type de groupe que vont se développer tous les outils d’émancipation. Nous avons besoin de sortir d’un système, de se regrouper, pour pouvoir ensuite mettre en pratique ces outils d’émancipation. Nous avons besoin de prendre du recul par rapport à un système. Sur le sujet de la non-mixité, nous avons constaté, notamment dans les écoles non-mixtes, que les jeunes femmes se dirigeaient plus vers les sciences et les jeunes hommes vers la littérature. Cela déconstruit. Avec Affranchies! vous créez la possibilité du questionnement. Dans la vie de tous les jours, on ne se rend pas compte à quel point beaucoup de choses se mettent en place tout le temps. Outre le mentorat, le partage d’expérience est important. Mais je crois que celles qui ont plus d’expérience vont autant apprendre de celles qui n’en n’ont pas. Continuer de proposer des programmes comme celui-ci est une bonne chose. La seconde solution, c’est la visibilité. Je n’ai pas eu de programme de mentorat et peu de modèles sur lesquels me projeter, pas de représentation. C’est arrivé au fur et à mesure de mon parcours. Il faut donc créer les représentations et créer les possibilités. Dans le cadre d’Affranchies!, vous créez des possibilités. Il faut que ce qui se discute dans le cadre d’Affranchies! puisse se projeter sur un modèle. Donc il faut plus de femmes à des postes à hautes responsabilités et les montrer davantage. Il faut que ce soit visible. On va créer des cercles vertueux qui vont changer les modèles, les systèmes et nous aurons peut-être moins besoin de programmes comme Affranchies!. Au CCNO, nous faisons ce qu’on appelle le « Women First ». Nous pourrions dire que c’est une forme de discrimination positive mais je ne le pense pas. Pour moi c’est simplement le fait de mieux identifier, à compétences égales, des talents féminins. Il faut continuer à le faire. Tout cela permet de faire tomber les barrières et de rendre visible. Ce n’est pas uniquement à des postes à responsabilités, il faut que cette visibilité existe à tous les niveaux. Il faut donc plus d’inclusion, de diversité. C’est important de parler d’intersectionnalité et de militer pour la place des femmes mais aussi de lutter contre toutes les formes de discrimination visant les femmes mais aussi les discriminations de race et de genre. Il faut faire attention à ne pas entretenir cette vision binaire sur laquelle repose le patriarcat qui divise le monde en deux catégories que sont les hommes et les femmes et plutôt les hommes cisgenres blancs et les femmes cisgenres blanches et plutôt issu·e·s de classes bourgeoises. Il faut que toutes ces identités soient visibles à tous les niveaux de l’échelle de la société. La visibilité a un enjeu majeur pour créer des modèles sur lesquels les petites filles peuvent se projeter.
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- Auriez-vous aimé avoir une mentore lors de votre parcours professionnel ? Pensez-vous que cela aurait pu avoir une influence ?
Je n’ai pas eu de programme de mentorat comme Affranchies! mais j’ai été beaucoup mentorée par des femmes rencontrées dans mon parcours et qui m’ont permis de progresser. On est basiquement mentorées quand on est élève d’une association de danse, par sa professeure de danse qui a envie de nous aider, de nous élever. Mais je me suis également beaucoup auto-mentorée. Je me suis attachée à des modèles de personnes. J’ai beaucoup observé et notamment les chorégraphes avec lesquels j’ai travaillé. Je me suis auto-formée, je suis en quelque sorte autodidacte. J’ai également été beaucoup aidée par des personnes ressources, notamment par Anne Kerzerho, qui était la directrice adjointe du Centre Chorégraphique National de Rennes, à l’image de Raïssa Kim pour le CCNO. Anne Kerzerho m’a beaucoup transmis, mentorée. Elle l’a fait de son propre chef. Finalement, toute ma vie a été Affranchie!. J’ai été formée par Mathilde Monnier, directrice d’un CCN et chorégraphe, pour qui j’ai aussi travaillé comme interprète. Elle a été un modèle très fort. Mais je ne me rendais pas compte qu’elle tenait une posture féministe parce que je n’étais pas consciente de ce dont je suis consciente aujourd’hui. En travaillant auprès d’elle, c’est comme si elle m’avait mentorée. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles j’ai accepté d’être marraine d’Affranchies!. Je ne peux que transmettre de l’expérience de terrain. J’ai tout appris seule, sur le terrain. Par la suite, j’ai développé ma réflexion à l’aide de lectures, qui m’ont permis de prendre conscience. J’ai commencé à mettre le filtre du politique sur tout cela grâce à Laurence Louppe, une théoricienne aujourd’hui décédée. Ce fut la première à me parler des Gender Studies et des Cultural Studies, c’est à dire la théorie du genre. Après je ne voyais plus le monde de la même manière. Je faisais les choses en conscience. Je ne subissais plus les systèmes de pouvoir et faisait ce qu’on appelle aujourd’hui « l’empowerment ». J’utilisais les moyens d’oppression comme force et pouvoir. Finalement, de moi-même, je suis allée vers les modèles qui me permettaient de grandir et je me suis affranchie de ceux qui ne me le permettaient pas.
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- Avez-vous conscience qu’à travers votre poste de directrice de CCN, de chorégraphe et de danseuse, vous avez une posture « d’exemple », même si elle peut être inconsciente et non souhaitée… Comment composez-vous face à cela ?
J’en ai conscience, même si sur les 4 premières années de mon mandat, il m’a d’abord fallu arriver et sentir si nous avions des allié·e·s politiquement parlant, et nous en avons. Pendant ces 4 premières années au sein du CCNO, nous n’avons pas trop axé le programme de la structure sur l’art et le militantisme, maintenant nous le faisons. J’ai conscience que, par ma position, j’ai le pouvoir de changer les choses. Je mets en application concrète tout ce que j’ai dit au dessus : veiller à la parité en donnant une place très importante à la femme artiste, en axant les programmes sur l’inclusion et la diversité. Cela comprend les personnes en situation de handicap, en prison, racisée, les femmes… donc toujours à travers le prisme de l’intersectionnalité. Toutes les activités du CCNO sont traversées par ces grands axes du féminisme. J’ai demandé au ministère si un autre CCN faisait cela, et nous sommes le seul. Donc j’espère également que d’autres lieux vont aussi s’embarquer dans cette « danse »-là. Adèle Haenel disait que tout est politique, que toute production culturelle et lieu culturel, est politique et si un lieu ne fait pas bouger les choses, cela signifie qu’il est au service du système qui est en place. Donc oui, j’ai envie de faire bouger les choses pour, je l’espère, faire bouger le système. Parce qu’il n’y a que trois femmes qui dirigent des CCN et que s’il n’y en a pas davantage, en dessous les choses ne bougeront pas. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des hommes alliés et féministes. C’est là que tout reste à faire. Le milieu de l’art est très ouvert mais reste pourtant très androcentré. Les directeurs artistes de lieux qui pourraient faire des œuvres sur le sujet continuent de mettre en place des choses qui ne permettent pas au système d’évoluer. Mais en ont-ils conscience ? Il faut que les hommes soient nos alliés pour faire changer le système.
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- Quelles sont les grandes étapes de votre parcours professionnel ? Pensez-vous que certaines de ces étapes ont été influencées par le fait que vous êtes une femme ?
La première grande étape a été la formation au CCN de Montpellier avec Mathilde Monnier. J’ai ensuite participé à un grand programme, à Vienne, en Autriche, qui rassemblait toute une communauté de danseur·euse·s étrangers·ères et qui m’a permis de travailler à l’étranger, dès le début de mon parcours de danseuse. J’ai travaillé au Japon, un peu partout, pendant longtemps. Et l’expérience japonaise a été très forte. Une autre étape a été la constitution d’un collectif dans lequel j’ai travaillé pendant dix ans. Cette expérience m’a permis de découvrir le travail en communauté, de m’affranchir des modèles existants… Puis est arrivée la rencontre avec Laurence Louppe et ce rapport à la théorie. Je dansais mais j’étudiais parallèlement, à Paris 8 et suivais cette formation avec Laurence Louppe. Puis toutes les étapes de rencontres, dont celle avec Mathilde Monnier et jusqu’à la constitution de ma propre compagnie, qui a été révélatrice. La grosse étape a été d’avoir été nommée à la direction du CCN d’Orléans. Mais je dirais que jusqu’à cette nomination, je ne m’interrogeais pas vraiment sur l’impact de mon genre. Je me rends compte maintenant des enjeux de ce que je représente, du fait d’être une femme à cet endroit-là. J’ai encore 5 ans pour continuer à faire évoluer les choses et j’ai bien envie de continuer après ces 5 ans. J’en parle aussi au ministère, j’essaye de faire bouger les choses au dessus, en étant porte-parole.
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- Quel·le·s sont les artistes qui vont ont influencée ?
Mathilde Monnier, Meg Stuart, Gisèle Vienne, Dorothée Munyaneza, Lucinda Childs, Pina Bausch, Phia Ménard,… toutes chorégraphes. Beaucoup d’artistes musiciennes m’ont également influencée : Laurie Anderson, Meredith Monk, Chloé, Lucie Antunes. Mais aussi les militantes telles que Habibitch, Lexie, Daria Marx (…) toutes les théoriciennes et celleux qui ont écrit : Laurence Louppe, Virginie Despentes, Paul Preciado, Elsa Dorlin, Donna Haraway. Il y a aussi Silvia Federici, qui a écrit bien avant Mona Chollet sur les sorcières. La figure des sorcières me travaille depuis plus de 10 ans. Sans oublier Sandra Laurier, Julia Kristeva, Judith Butler. Et il y a aussi des hommes : Michel Foucault, Miguel Abensour, Milo Rau (…).
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Un grand merci à Maud Le Pladec pour cet échange.
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